samedi 14 avril 2012

Les machines à bonheur, 21 portes sur l'au-delà

D'aucuns diront que le Traverseur n'a d'express que le nom. Mais ce serait une erreur, et bien qu'il ait fallu trois ou quatre semaines au lieu d'une, pour atteindre la prochaine étape, je vous ferais observer que par essence le Traverseur ne roule pas en ligne droite. Ainsi, nombreux ont été les détours et les découvertes impromptues, les songes entraperçus dans le secret des forêts, à l'heure où il ne fait ni jour ni nuit.
Et voilà qu'enfin il entre en gare, couvert de poussière et de gouttes de pluie. Embarquerez-vous?

Pour ma deuxième étape en terre "bradburyenne", j'ai lu Les Machines à Bonheur, The Machineries of Joy dans sa version originale, Les mécanismes de la joie dans la nouvelle éponyme (ce qui est quand même bien plus joli). Ce recueil compte 21 nouvelles, aussi il me sera impossible de rentrer dans le détail.
Rassemblés onze ans après Fahrenheit 451, ces textes dévoilent mieux qu'un roman les facettes multiples du talent de Bradbury. Abordant des genres et des styles extrêmement variés, ils nous baladent dans un univers surprenant, quelquefois suffoquant, souvent magique. Il y a de l'humour chez Bradbury, mais un humour un peu grinçant, qui prête à sourire mais fait quand même un peu mal. Par exemple, Jeunes Amis, faites pousser des champignons dans votre cave ! est une histoire amusante dans son absurdité, et terrifiante dans ses implications, bien qu'elle soit narrée sur un ton plutôt léger. Dans Presque la fin du monde, deux aventuriers de retour du désert découvrent que le monde a basculé dans l'hystérie après qu'une explosion solaire ait mis en panne l'intégralité des télévisions. On dirait bien que Bradbury s'amuse un peu avec les ecclésiastes déroutés des Machines à Bonheur, mais la question du voyage dans l'espace soulève bel et bien des interrogations métaphysiques.

Ce que je préfère, ce sont les nouvelles fantastiques, car ce sont des hymnes au rêve et à l'imagination, dans lesquels se déploient une sensibilité aux paysages naturels et oniriques, une poésie humaniste et universelle à la fois. Un miracle d'architecture est une ode au désert et aux mirages, ma favorite. Vacance raconte le souhait réalisé d'un jeune couple qui aimerait bien voir tout le monde disparaître, et se retrouve à traverser des États-Unis désormais vides de la moindre humanité, retournés à la nature et à la solitude glaçante des grands espaces. On ne sait trop quel cataclysme a frappé la terre dans L'abîme de Chicago, mais on se surprend à égrener avec le vieillard la liste poétique des objets disparus, abécédaire d'une vie médiocre devenue envoûtante du simple fait de n'être plus.

Il y a aussi La femme tatouée illustrée, matrone déifiée, muse et support d'une création aussi spectaculaire qu'invisible, et cet homme qui fabrique des dinosaures articulés pour l'industrie du cinéma et fait de Tyrannosaurus Rex sa chimère et son salut.

Je vous laisse avec un extrait de Celui qui attend, qui devrait mieux vous convaincre que mes digressions hésitantes:

Je vis dans un puits. Je vis comme une fumée dans un
puits, comme un souffle dans une gorge de pierre. Je ne
bouge pas. Je ne fais rien, qu'attendre. Au-dessus de ma tête
j'aperçois les froides étoiles de la nuit et les étoiles du matin
— et je vois le soleil. Parfois je chante de vieux chants de ce
monde au temps de sa jeunesse. Comment dire ce que je
suis, quand je l'ignore ? J'attends, c'est tout. Je suis brume,
clair de lune, et souvenir. Je suis triste et je suis vieux. Parfois
je tombe vers le fond comme des gouttes de pluie. Alors
des toiles d'araignée tressaillent à la surface de l'eau.
J'attends dans le silence glacé; un jour viendra où je
n'attendrai plus.

Ray Bradbury, Les machines à bonheur, 1965 pour l'édition française

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